Par Moudachirou Gbadamassi, 2 septembre 2018
Le passé
Quand j’étais en première année à la faculté d’anglais de l’Université d’Abomey-Calavi, notre professeur de traduction dans son cours introductif nous a parlé de la complexité et de délicatesse du métier de traducteur. Il nous a fait comprendre que l’homme est au cœur de l’opération traduisante et que, contrairement à ce que les profanes croyaient, l’ordinateur n’avait encore rien pu faire d’important dans le domaine de la traduction. Pour illustrer l’échec de le machine dans le domaine de la traduction, il nous a raconté une anecdote que j’intitule ici «l’histoire de mademoiselle». De quoi s’agit-il ?
Selon son récit, aux Etats-Unis d’Amérique, on mit en place une équipe pluridisciplinaire composée de personnes ressources du domaine linguistique et d’experts informaticiens pour créer un logiciel de traduction qui pourrait traduire tout document. Après des mois de travail acharné appuyé de milliers de dollars d’investissement, le logiciel a été mis au point et les différents acteurs étaient satisfaits des premiers résultats de leur produit. On organisa une grande cérémonie de lancement du logiciel, nous relata notre professeur, au cours de laquelle on devait faire une petite démonstration aux participants. On demanda alors à un participant désigné au hasard de proposer une phrase à traduire par le logiciel. La personne désignée, manquant peut-être d’idée, proposa simplement « I miss you » à traduire en français. Le texte fut saisi dans l’interface du logiciel projetée à l’écran et le logiciel le traduisit par «Je mademoiselle tu ». La cérémonie, selon notre professeur, prit fin là, convainquant certainement les participants de l’impossibilité de faire traduire des textes par la machine. Telle est ‘l’histoire de mademoiselle’.
Il m’est souvent arrivé de rencontrer des profanes qui m’avouent qu’ils avaient toujours pensé que c’est l’ordinateur qui traduit les discours lors des conférences, et qu’on leur a même dit qu’avec les casques que les participants portent, il suffit juste de tourner un petit bouton pour changer de langue. Jusqu’à un passé récent, je les regardais avec un sourire amusé en me disant : « en voilà encore un qui pense que la machine peut faire un travail aussi compliqué que celui que je fais », puis je leur expliquais que s’il est vrai qu’il faut juste tourner un bouton du récepteur pour changer de langue (ou de canal), il n’en demeure pas moins que ce sont des êtres humains qui font le travail d’interprétation derrière les machines ; ou plutôt qui « faisaient » le travail d’interprétation. Mais aujourd’hui, si j’en rencontre un autre qui pense la même chose, mon attitude sera différente, et pour cause.
Le présent
Commençons d’abord par les définitions. Aux fins de cette publication, on entendra par interprète de conférence ou interprète tout court, le professionnel humain qui fait la médiation linguistique entre deux interlocuteurs ou deux groupes d’interlocuteurs de langues différentes dont le travail consiste à passer un message d’une langue A vers une langue B avec toutes les charges sémantiques, paralinguistique, etc. du message original. On entendra par interprètoïde, [ « interpretoid » en anglais] une machine, un appareil, un logiciel ou un matériel, quelle que soit sa forme, conçu(e) pour jouer le même rôle que l’interprète de conférence défini ci-dessus. D’après mes recherches, je [Moudachirou Gbadamassi] suis le premier auteur à utiliser ce terme « interprètoïde » dans une publication ; je ne l’ai jamais entendu ailleurs.
Ces deux définitions données, il convient de noter que mon attitude par rapport au profane mentionné plus haut est différente aujourd’hui à cause de la grande avancée de l’intelligence artificielle, entre autres. Le monde a dépassé l’ère de « l’histoire de mademoiselle ». Gary Kasparov, l’un des meilleurs joueurs d’échecs de tous les temps, a été mis en échec par le superordinateur Deep Blue d’IBM il y a environ deux décennies. Aujourd’hui, des années après ce tournant historique, l’intelligence artificielle a gagné presque tous les terrains. Les robots de tous genres sortent des laboratoires comme des pains des boulangeries et les menaces pèsent sur beaucoup de métiers, y compris l’interprétation de conférence. Ceci, à telle enseigne que lors des rencontres de IAMLADP, déjà en 2015, des orateurs insistaient sur la nécessité pour l’interprète de conférence d’avoir une seconde corde à son arc.
L’interprétation de conférence en tant que profession pourrait disparaître plus vite qu’on ne le croyait. Pourquoi, comment et quand ?
Pourquoi ?
Le nerf de la guerre est au centre de tout. Reconnaissons-le, nos services sont perçus comme des services très onéreux. Si vous êtes un interprète de conférence professionnel – je m’excuse déjà pour l’utilisation de cette expression puisqu’une doyenne m’a dit un jour qu’elle déteste cette expression car, selon elle, on est interprète ou on ne l’est pas – vous avez certainement entendu au moins une fois des clients se plaindre de la cherté de nos services. Je ne défends pas ici la cherté ou non de nos services. Néanmoins, j’observe qu’il existe dans l’opinion publique une impression de cherté excessive de nos services qui justifie le fait que beaucoup d’organisations internationales ayant recours à nos services seront heureuses d’obtenir une alternative bon marché. Au sein des organisations qui emploient les interprètes, il se trouve souvent des cadres qui pensent la même chose, haut et fort ou tout bas. Et bien au-delà d’un simple sentiment passif de bonheur ou de joie, certaines organisations se lancent activement dans la recherche d’alternative aux interprètes.
La raison technique qui milite en faveur du passage de l’interprète à l’interprètoide (orthographe simplifiée) semble être la plus objective et la plus forte. Les erreurs sont humaines, dit l’adage. Les erreurs d’interprétation sont donc humaines, et c’est justement l’une des raisons évoquées par les défenseurs du passage aux solutions artificielles, les interprètoïdes. L’être humain est passé à la machine à calculer pour éviter les erreurs de calcul et pour gagner en temps et en efficacité. Le passage à l’interprètoide permettra, selon ses défenseurs, d’éviter les erreurs d’interprétation dues à une fraction de seconde de déconcentration, à la fatigue, ou aux accents exécrables entre autres.
Caroline Imboua-Niava dans son article « Vous avez le droit de garder le silence… » a insisté sur la confidentialité dans la vie professionnelle de l’interprète. Une fois encore, le refrain revient : nous sommes des humains. C’est le propre de l’être humain de violer la loi soit par erreur, soit en connaissance de cause pour tirer impunément profit de son infraction. Une machine, selon les défenseurs de l’interprètoïde, ne peut pas décider toute seule de violer la loi, en tout cas, pas en l’état actuel des choses. Il faut une erreur de manipulation pour qu’il y ait une fuite de données confidentielles. Pensez à l’analogie avec votre smartphone et votre ami. Par erreur, malice ou méchanceté, un confident peut divulguer vos secrets. Mais pas votre smartphone à moins d’une erreur de sécurisation ou de manipulation de votre part ou du fait d’un hacker à vos trousses. Ne dites pas à une multinationale qui a perdu des millions de dollars suite à une fuite d’information due à un interprète de conférence (de bonne ou de mauvaise foi) de ne pas chercher d’alternative à l’interprète : elle ne vous écoutera pas !
L’autre réponse au pourquoi de la disparition de l’interprétation de conférence, c’est ce que les participants qualifient souvent de caprices d’interprètes. « Il est l’heure, nous partirons dans 30 minutes. » C’est le genre de mots que nous glissons en douce au président de séance lorsque notre masse horaire est atteinte. Les autres consultants (juristes, ingénieurs, experts-comptables, communicateurs…) restent jusqu’à la fin des travaux. Depuis le début de ma jeune et modeste carrière d’interprète, je n’ai pas encore entendu un consultant autre que l’interprète dire aux participants qu’il est l’heure et qu’il partirait dans les minutes qui suivent si les participants n’arrêtent pas les travaux. Bien entendu, nous ne faisons pas le même type de travail que les autres consultants et la charge intellectuelle n’est pas la même. Mais la question est de savoir combien de nos clients comprennent cela. Et parmi ceux qui disent le comprendre, combien l’acceptent réellement ? Pour nous défendre, nous pouvons évoquer les droits de l’homme, les lois sur les conditions de travail décent… Mais malgré tout, je crois qu’il est difficile de sortir du subconscient des clients cette impression de caprices. Les clients nous trouvant capricieux, ne vont-ils pas chercher une alternative ? L’interprètoïde ne leur dira pas qu’il est l’heure ou qu’il a travaillé trop longtemps. Les lois qui sont votées dans certains pays sur les drones et les robots semblent avoir pour but de protéger l’espèce humaine et ses droits et non l’inverse ; en tout cas, pour l’instant.
Le Globish (Global English) est là plus que jamais. Comme l’a si bien détaillé Martyn Swain dans son article dans le bulletin d’informations de l’AIIC Africa, le monde s’anglicise, on le voit, on le sent, on le vit. Au cours des réunions, beaucoup de francophones ne parlent plus français. Chacun parle son anglais. A cette allure, on en arrivera à un moment où tout le monde finit par parler ou baragouiner l’anglais et, bien évidemment, si tout le monde parle le Globish on n’aura plus besoin de nous. La mode dans les pays francophones africains, c’est d’inscrire les enfants dans les écoles bilingues ou les enfants étudient aussi bien en français qu’en anglais. Et même les écoles qui se reconnaissent unilingues introduisent l’enseignement de l’anglais au primaire. Le phénomène ne fait que s’accentuer. Cela n’augure pas d’un bel avenir pour notre profession.
L’on peut se permettre aussi d’évoquer une raison subjective. En effet, des anciens de la profession m’ont parlé de la ‘jalousie’ que certains professionnels ressentent envers les interprètes, au nombre desquels certains responsables financiers. Beaucoup d’entre eux, en voyant les honoraires à payer aux interprètes, se disent, paraît-il, que les interprètes sont trop grassement payés. Je dois avouer que cela ne m’est jamais arrivé, ou, pour être plus exact, je n’ai jamais constaté une telle attitude. Des comptables qui estiment que ma facture était trop salée, j’en ai déjà rencontrés mais pas au point de déceler de la jalousie dans leur regard ou dans leur attitude. Selon ce qui se dit, il y en a parmi eux qui battent des pieds et des mains pour que leurs enfants deviennent des interprètes ; dans certains cas, ils le leur imposent presque. Cette jalousie, si elle est vraie, encouragera la disparition de la profession d’interprète dès que possible.
Comment ?
Le passage de l’interprète de conférence à l’interprètoïde se fera certainement par le biais de l’intelligence artificielle. Cette dernière utilise les données existantes pour permettre à l’ordinateur d’apprendre : la machine apprend à faire les métiers qui étaient dévolus aux êtres humains. L’interprétation de conférence n’échappera pas à cette avancée technologique. Grâce aux données recueillies, les grands groupes informatiques – les GAFA comme on les désigne souvent – mettent au point différents logiciels, applications et autres pour remplacer les hommes autant que faire se peut. On connait déjà Google Translate ; au fur et à mesure que les données sont disponibles, la traduction de Google Translate s’améliore de jour en jour et n’a rien à voir avec « l’histoire de mademoiselle ».
C’est vrai que beaucoup de collègues traducteurs ne mettent pas à disposition leurs données à cause des clauses de confidentialité signées dans le cadre des projets de traduction qu’ils gèrent, mais il faut reconnaitre que pour les documents qui ne sont plus frappés de clauses de confidentialité (étant tombés dans le domaine public), ces documents sont allègrement accessibles à ces grands groupes informatiques.
On doit s’attendre dans les années à venir – avec la disponibilité de beaucoup plus de données, le passage des technologies de l’intelligence artificielle à un niveau de pointe et avec l’apprentissage machine – à ce que l’on ait des traductions automatiques pointues. L’interprétation de conférence n’échappera certainement pas à ce phénomène. Ci-dessous une vidéo d’un interprètoide mis au point par Google :
NB : L’insertion de cette vidéo ne sert aucun intérêt publicitaire. Il en va de même pour toutes les images utilisées dans la présente publication.
L’avenir ou quand ?
Je ne suis pas un oiseau de mauvais augure, donc pas de panique ! Au moins, ceux qui sont en début de carrière d’interprète pourront finir leur carrière, selon mes estimations. D’ailleurs, il convient de signaler que le phénomène de disparition de la profession variera d’une combinaison linguistique à une autre. Celles qui sont les plus vulnérables et disparaitront probablement en premier sont celles qui sont 1) les plus sollicitées, 2) les plus documentées et 3) qui portent un intérêt particulier pour les organisations internationales et les multinationales. Il s’agit des combinaisons comme le français-anglais.
Il faut aussi signaler que le remplacement de l’interprète par l’interprètoïde ne peut se faire que de manière graduelle. Etant donné que les premières versions de l’interprètoïde ont des insuffisances, il faudra pour des réunions sérieuses un interprète pour intervenir et clarifier le message au besoin. Ainsi, pour une réunion impliquant deux (2) langues, il faudra un interprètoïde et un interprète ayant un double A ou un A et un B dans ladite combinaison. Le rôle de l’interprète, dans ce contexte, sera celui de sapeur-pompier, intervenant seulement lorsque les participants ont de difficulté à se comprendre à travers l’interprètoïde.
Selon une étude de Jean-Louis Calvet, le monde compte environ 7000 langues aujourd’hui. Malheureusement, cette richesse linguistique se perd à une grande vitesse, avec la disparition de plusieurs langues presque au quotidien. Néanmoins, la disparition totale de l’interprète n’est pas pour demain car pour les langues rares, on aura toujours besoin de l’interprète. L’intelligence artificielle a besoin de données pour fonctionner. Il faudra attendre qu’il y ait assez de données de toutes sortes (écrits, traductions, enregistrement audio et vidéos d’interprétation, transcriptions…) d’une combinaison de langues donnée pour que l’interprètoïde puisse couvrir cette combinaison. Mais attention : avec l’intelligence artificielle, les machines pourront apprendre les langues – même celles dites rares – en un temps record. Toute chose qui fait peser une plus grande menace sur le métier de l’interprète.
Tout n’est pas sombre, il y a un peu de rose. A toute chose, il y a un côté positif, semble-t-il. Avec les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle et dans le cadre de la mise au point de l’interprètoïde, un nouveau type d’interprète verra le jour : l’interprète de laboratoire. Les grands du GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) recruteront certainement des interprètes chevronnés pour travailler dans leurs laboratoires. Il y a de fortes probabilités que dans les années à venir l’on parle davantage de ces collègues, interprètes de laboratoire. Le travail de l’interprète de laboratoire consistera à (1) évaluer le travail des premières versions de l’interprètoïde, (2) interpréter des discours fictifs ou réels dans des conditions de performance optimales, (3) faire des poses de voix avec tous les tons possibles pour exprimer la colère, la joie, la plaisanterie, la tristesse, le solennel, la confusion, etc. De plus, les interprètes auront dans ce processus de nouvelles sources de revenus : les droits d’auteur. Lorsque les grands groupes s’approcheront des grandes organisations internationales dépositaires de milliers d’archives audio et vidéos d’ateliers interprétés, les organisations professionnelles comme l’AIIC négocieront des accords portant sur les nouvelles formes de droits d’auteur qui deviendront de nouvelles sources de revenus. Ainsi, les interprètes – même ceux à la retraite ou les ayant-droits des défunts – pourront percevoir des droits sur leurs œuvres exploitées, même après des décennies, dans les laboratoires des grands groupes.
Pour conclure, je formule les recommandations suivantes :
- Ceux qui sont en début de carrière devraient penser à ajouter de nouvelles langues à leur combinaison surtout s’ils n’ont que le « français-anglais » comme combinaison ;
- Les étudiants actuellement dans les écoles d’interprétation devraient ajouter de nouvelles cordes à leur arc. Pour cela, ils peuvent penser à des métiers plus ou moins proches de l’interprétation : le journalisme, le doublage, l’écriture, le coaching, l’événementiel, la gestion des ressources humaines, etc ;
- Les centres de formation devraient préparer les étudiants en interprétation à toute éventualité.
- Les associations professionnelles d’interprètes devraient faire reconnaitre les droits d’auteur des interprètes de sorte que les interprètes ou leurs ayant-droits profitent des droits d’auteur sur leurs prestations enregistrées et exploitées par les clients à des fins commerciales.
A propos de l’auteur
Moudachirou Gbadamassi est un traducteur et interprète de conférence membre de l’AIIC et du Réseau francophone de traducteurs et d’interprètes de conférence (REFTIC). Il est le fondateur du MLI, institut de langues faisant la promotion des professions linguistiques, où sont enseignées plusieurs langues étrangères et béninoises. Le coach Moudachirou Gbadamassi aime la lecture, l’écriture, la musique et est d’ailleurs très actif dans le monde culturel.
Wahoo ! Quelle alerte ! L’avancée de la technologie est donc d’une si grande menace ! Le monde serait donc entre les mains des informaticiens. Il y a de quoi s’accrocher aux métiers classiques et surtout ceux du Droit. Ce n’est pas sûr qu’on parviendra à l’invention des machines « avocats » (rire).
Il est plus que nécessaire de revoir nos programmes d’enseignement qui ne nous laissent aucun choix quant aux choix d’un métier d’avenir.
Belle plume!
Très intéressant!
Un très bel article !
Tout en sonnant l’alarme quant à la menace qui plane sur notre profession, l’auteur propose des solutions qui permettent de comprendre qu’il y a plus que de l’espoir. Chapeau bas!
I’ve read you with a careful attention. I work on it for my thesis. Inchallah